Parler de sa pratique
Dans un article de ce journal, en date du 9 mai dernier, je me souvenais de paroles qu'avait prononcées Michel Nebenzahl, philosophe dont je suivis les cours, de 1992 à 1995, à l'université Paris Nanterre. Lors d'une séance où, comme d'ordinaire, arts, sciences et philosophie étaient tour à tour sollicités pour nous mettre en mouvement, Michel Nebenzahl, évoquant l'œuvre de l'artiste suisse allemand Paul Klee, commenta une proposition de ce dernier dans laquelle celui-ci exposait certains éléments de son processus de création. Peut-être, je ne me souviens plus bien, cette proposition tenait-elle dans les mots suivants :
« Une œuvre s'invente au fil de son élaboration ».
Ce jour-là, pour autant que ma mémoire soit fidèle, il s'agissait de préciser la fonction de l'acte et du faire dans l'invention artistique. Cette proposition de Paul Klee comportait l'énoncé d'une règle, sinon d'une recommandation, qui retint tout particulièrement mon attention : faire, et non seulement penser à faire ou concevoir, inventer en faisant, faire pour trouver, trouver à la faveur d'un faire. C'est l’énoncé de cette règle qui m'avait amené, en mai dernier, à proposer d’en articuler le principe de la façon suivante :
« Trouver sans appliquer. Trouver dans l'élaboration de ce qui vient : pensée, idée, association. Trouver au hasard du mouvement accompli. Trouver au fil de l'acte, au fil du temps. Trouver plutôt que découvrir. »
Trouver : faire l’expérience d’une rencontre inattendue, d’une surprise, d’un étonnement, au fil d’une pratique.
Depuis le mois de mai, je travaille à l'élaboration d'une série de nouveaux assemblages — Uniformes — dont cette règle pourrait être une illustration. C'est ce point dont je souhaiterais dire quelques mots, en évoquant un aspect de mon parcours en arts plastiques depuis une position théorique dont l’artiste Thomas Hirschhorn proposa un argumentaire convainquant, il y a deux ans, dans l’une des entrées de son abécédaire, entrée consacrée aux questions de l’écriture et de la compétence.
Dans ce contexte d’évocation d’une pratique artistique, la compétence désigne une capacité à évoquer un faire, à décrire une activité dont on est le sujet ou l’agent.
— Vous faites de la philosophie ? Parlez-moi de votre pratique : que faites-vous donc lorsque vous faites de la philosophie ?
Il ne s’agit pas seulement de rendre compte du travail entrepris comme si celui-ci devait à tout prix n’être l’effet d’aucun hasard. Je souhaiterais plutôt dire quelque chose du chemin qu’il m’a fallu parcourir pour m’engager, finalement, pièce après pièce, dans le choix d’une série d’assemblages dont cette composition — Uniforme 1 — constitue le premier exemplaire.
À cet effet, j’ai inséré dans la section de ce site dédiée aux Études la quasi totalité des essais qui précèdent chronologiquement l’élaboration de cette première pièce, comme une image, sans doute superficielle, du travail entrepris pour ajuster ce que, de proche en proche, je m’efforce de saisir en composant ces assemblages.
Évoquant cette première pièce, si je cherchais à exprimer ce que je tente de mettre en œuvre depuis plusieurs années maintenant en travaillant principalement à partir de carton, je dirais, hésitant, perplexe, confus, cherchant mes mots plus qu'il ne faut :
Au bout du compte, cet objet, là — faute de dire : « cette œuvre-ci » —, cet objet, ou plutôt, ce quelque chose qui n’est ni un produit, ni un objet, ni même une chose — et sans doute faudrait-il circonvenir tous ces termes —, mais qui, néanmoins, présente certains traits esthétiques — des couleurs et des formes mobilisées à des fins purement contemplatives, par exemple —, cet assemblage, puis-je dire de lui qu’il rend sensible ou qu’il exprime, qu’il phénoménalise ce qu’il en est de mon rapport à lui ?
Il y a là, dans ces circonvolutions verbales, une apparente complexité ou une obscurité apparente, qui pourraient laisser croire que je me paye de mots et que cette analyse alambiquée est moins subtile et moins appropriée, moins justifiée qu’elle ne paraît :
— Tu veux dire que tu es parvenu à exprimer ce que tu voulais, c’est ça ?
Une série d’études laisse deviner l’étendue du chemin parcouru : d’un premier assemblage de carton, une idée se dégage. Là, déjà, une première formation apparaît, complètement intriquée au matériau auquel elle est comme engrammée. Cette première expérience perceptive, quelles autres formations permet-elle d’entrevoir ? De quelles autres possibilités est-elle déjà l’indice ? Simultanément, quels gestes techniques, quels ajustements, quelles décisions appelle-t-elle ?
À cette étape du processus, la pensée est comme suspendue : quelque chose se dessine qui ne peut être entrevu qu’au prix d’une action : couper, coller, lisser, étendre, prolonger, compléter, bref, transformer quelque chose pour infléchir des sensations et ajuster ainsi, pas à pas, des ressentis dont je ne peux prendre connaissance seulement en y pensant.
Trouver une pensée dans l’élaboration de sa parole, trouver une forme dans la transformation du matériau qui la compose : d’un côté comme de l’autre, que ce soit pour penser à voix haute, par exemple dans un atelier de philosophie, ou qu’il s’agisse de s’engager dans un parcours en arts plastiques, la pratique constitue l’horizon, elle fraye, pour ainsi dire, des perspectives.