Notes de cours
De 1992 à 1995, j'eus la chance de suivre l'enseignement de Michel Nebenzahl, maître de conférences au département de philosophie de l'université Paris Nanterre, philosophe, psychanalyste, metteur en scène.
L'enseignement qu'il donnait — et j'emploie le mot enseignement à dessein, pensant à l'analyse que Jacques Lacan avait menée au sujet de ce mot dans l'une des séances de son séminaire sur l'angoisse —, cet enseignement était totalement atypique, dans ses modalités comme dans ses fins supposées : Michel Nebenzahl "phénoménalisait", si je puis dire, une partie significative des idées exposées. Il mettait en scène un discours dont la vocation était moins de transmettre un savoir constitué, restituable en l'état, que l'on eût pu lire tout autant s'il avait été déjà écrit, que de susciter certaines conditions — la mise en scène en était une, le silence également, l'humour non moins — pour qu'un travail de pensée pût avoir lieu ici, maintenant, et se poursuivre ailleurs.
Le cours que j'évoque avait lieu le lundi. Il débutait à 13 heures 30, se concluait trois heures plus tard et complétait heureusement, pour certains étudiants, les deux heures de la matinée consacrées intégralement à la philosophie et au théâtre.
Lorsque j'en ai l'occasion, j'évoque avec admiration et avec joie ma rencontre intriguante avec cet enseignant. Au moment où je dus, parmi d'autres, faire un choix d'unités d'enseignement, le visage et le nom de cet universitaire m'étaient totalement inconnus. De ce fait, lors du cours qui débutait l'année, placé là où j'étais, au fond d'une salle pleine à craquer, il me fut impossible, quelque mouvement que j'entrepris, de distinguer le visage dont j'entendais la voix. Michel Nebenzahl lisait à voix haute une succession choisie de propositions logiques issues du Tractatus logicus-philosophicus, titre d'une œuvre aussi étrange que me semblait énigmatique le nom de son auteur, Ludwig Wittgenstein.
De ce cours qui s'intitulait Psychanalyse et philosophie, j'ai conservé deux cahiers de notes d'à peu près 100 pages chacun. Je conserve très précieusement chacun d'eux comme un souvenir heureux d'un enseignement exceptionnel.
À ma connaissance, en dehors d'un cours sur l'esthétique disponible au format audio, consultable auprès des archives numériques de l'université Paris Nanterre, et d'enregistrements audio de séances d'ateliers de théâtre qui laissent entendre discrètement sa voix et ses indications, il n'existe aucun document multimédia qui soit consacré à Michel Nebenzahl. Cet enregistrement vidéo, un échange, en italien, en Italie, sur son parcours et sur son enseignement, constitue l'unique témoignage visuel dont nous disposons à son sujet.
Une bibliographie des œuvres dont il recommandait la lecture peut être néanmoins consultée sur la page de ses enseignements de licence pour l'année 2006-2007. Cette page figure encore sur le site de l'université Paris Nanterre.
Lors d'une séance — c'est ce point que je souhaiterais mentionner —, Michel Nebenzahl évoqua l'œuvre de Paul Klee, soulignant la fonction qu'exerçait chez ce dernier le travail d'invention. Je ne me souviens pas précisément des mots qu'il employa pour décrire ce travail. Peut-être était-ce quelque chose comme :
"Une œuvre s'invente au fil de son élaboration".
Je ne sais plus bien. Il ne m'a pas été non plus possible d'identifier, dans l'œuvre écrite de Paul Klee, le texte auquel, vraisemblablement, se référait Michel Nebenzahl. J'en ai néanmoins conservé un souvenir insistant, bien qu'élusif. Depuis de bien nombreuses années, en effet, la mémoire de ces paroles exerce pour moi une fonction assez analogue à celle d'une pensée philosophique, celle-ci, par exemple, de Marc Aurèle :
"Tu as la raison. Pourquoi ne t'en sers-tu pas ?"
L'idée à laquelle Michel Nebenzahl souhaitait nous sensibiliser, idée à explorer, à éprouver, idée destinée à être ressaisie dans une pratique philosophique ou artistique, je l'énoncerai de la manière suivante :
Trouver sans appliquer. Trouver dans l'élaboration de ce qui vient : pensée, idée, association. Trouver au hasard du mouvement accompli. Trouver au fil de l'acte, au fil du temps. Trouver plutôt que découvrir.
Ce souvenir s'associe en moi à une pratique de l'édition sonore qui rythmait mes journées — bien avant ma rencontre sérieuse avec la philosophie — lorsque, travaillant à la radio et prenant place dans le studio de production, celui-ci — magnétophone, table de mixage, bande magnétique, banc de montage —, figurait un à-venir plein de potentialités à éprouver et plein d'obstacles à affronter aussi, dans le geste de les rencontrer, au fil du temps : couper - placer - coller - écouter - réécouter - ajuster - recouper - replacer, etc.
Dans une telle pratique, le travail de recherche s'accomplit dans l'épreuve d'un certain non-savoir, source d'une assez grande excitation — Que va-t-il se passer ? Qu'est-ce que ça va donner ? — mêlée d'un désarroi et d'un découragement en demi-teinte : ce n'est pas exactement ce que j'aurais imaginé. Ajustons.
Deux images pour illustrer ce processus, l’envers et le revers d’une pièce assemblée il y a peu, à partir d’acrylique, de médium, de carton, de tissu de récupération et de fil de couture. Vous dites : “ajustements” ?