Intérieur ?

 

Lors de notre séance de l’atelier de philosophie qui était consacré à la poésie et qui eut lieu en ligne, samedi 19 décembre dernier — Que peut pour nous la poésie ? — , nous avons évoqué la figure d’Henri Michaux, écrivain français, poète, artisan d’une langue souvent mise au secours d’une pensée de l’individuel, du singulier, du non-commun, du non-identique.

Cette pensée — ou, peut-être, devrais-je dire, ces pensées —, qui n’est pas à proprement parler philosophique en raison du mouvement discursif qui l’irrigue — sa poétique, sa « poéticité » —, mais qui n’en est pas moins philosophante, par ses effets de sens sur nous, par les pensées qu’elle nous donne à penser, cette pensée, vers la fin de la séance, a donné lieu à des développements dont je souhaiterais donner ici un bref écho.

Parmi les phrases qui ponctuent Poteaux d’angle, ouvrage auquel nous nous sommes référés pour cet atelier, certaines nous offrent en effet l’occasion — si, du moins, nous saisissons celle-ci — de mettre au travail une interrogation qui était au cœur de nos échanges, ce jour-là, comme lors d’autres séances des ateliers de philosophie. J’énoncerai cette interrogation dans les termes suivants : si la poésie, comme nous cherchions à le comprendre, peut quelque chose pour nous, si elle peut nous être de quelque secours, mais sur un mode qui lui est propre — sa poéticité —, dans un registre de discours non philosophique, voire non rationnel, que faut-il donc qu’elle soit pour que nous puissions voir en elle une ressource inégalable, un soutien que la philosophie, en dépit des moyens que celle-ci met en œuvre — ses analyses, sa problématicité — ne peut pourtant nous apporter ? 

Sur ce point, Poteaux d’angle inaugure un questionnement dont je ne connais, en poésie, aucun équivalent : Henri Michaux y développe une pensée de l’individuel dont certains morceaux, quasi-aphorismes, quasi-propositions, pourraient donner lieu à de longs développements philosophiques : ainsi, l’idée d’une solitude et d’une individualité irréductibles, dont chacun gagnerait à retrouver périodiquement l’état, dans un lieu intériorisé, inaccessible aux lieux communs du langage partagé. 

 

Espace intérieur ? Collages d’échantillons numériques (2020).

 

Je me réjouis que cette séance consacrée à la poésie nous ait permis de mettre en perspective des interrogations qui sont aussi au cœur de la spiritualité et de la peinture chinoises, culture qu’il nous est moins souvent donné d’aborder en atelier : la solitude du sujet face à l’immensité de la nature, la vacance des pensées au cœur de l’étendue.

Je me réjouis aussi qu’une parole élaborative, en recherche de ses propres pensées, puisse émerger à la faveur de ces ateliers. À l’heure des performances oratoires dont les concours d’éloquence constituent l’une des figures émergentes, que chacun puisse prendre la parole comme il le peut, en ayant l’assurance qu’au moment où il s’exprimera, ce qu’il dira sera réentendu comme c’est, en l’état, et non comme il faudrait le dire, constitue pour moi un motif de grande satisfaction.

Car c’est aussi cela que visent à cultiver ces ateliers de philosophie au cours desquels nos pensées se rencontrent depuis maintenant plus de dix ans : permettre à chacun, dans toute la mesure du possible, de recouvrer, en groupe, un usage de la parole vivant et créatif, un usage non finalisé par l’exigence de parler bien ou de communiquer. 


 
philosophieDominique Renauld