Revenir au papier ?
Ces dernières années, face à la concurrence qu’exercent certains géants de la prise de notes numériques — Roam Research, Obsidian, Logseq ou, plus récemment, Heptabase — d’ingénieux internautes suggèrent un retour pur et simple au papier : boîtes à fiches, cahiers, fiches cartonnées, stylo, trombones, etc.
C’est ce que propose en particulier Scott Schepper, un YouTuber qui s’est spécialisé dans la promotion d’une méthode de prise de notes élaborée par le sociologue allemand Niklas Luhmann, méthode popularisée sous le nom de Zettelkasten ou Boîte à notes. Écrivain indépendant, Scott Schepper a réalisé de nombreux tutoriels dans lesquels, images à l’appui, il assure ainsi une promotion conviviale du tout-papier.
L’idée est séduisante. Elle ravive des souvenirs pleins d’un charme pour ainsi dire désuet : autrefois — le mot est-il réellement inadéquat ? —, pour consulter un ouvrage ou un article de revue, il était absolument indispensable de sortir de chez soi et de se rendre dans une bibliothèque publique. Là, il fallait consulter un fichier général dans l’espoir, parfois vain, de trouver une référence repérée au cours d’une lecture dans une obscure note de bas de page. Mais enfin, qui se souvient de ces détails ? Qui s’en soucie ? L’idée, toutefois, semble faire son chemin auprès de jeunes adeptes qui n’ont peut-être guère connu ces contraintes d’un autre âge. Faisons-nous ensemble une idée un peu plus juste de ce retour au tout-papier.
Imaginons un fichier papier : peut-être s’agit-il d’une boîte en bois comme on en trouve dans le commerce; peut-être est-ce un assemblage de carton de votre fabrication. Quoi qu’il en soit, cette boîte est déjà bien remplie puisqu’elle contient de très nombreuses petites fiches cartonnées au format le plus répandu : A6 soit 105 par 148 centimètres. Il en existe aujourd’hui de très jolies dans des couleurs invraisemblables, quadrillées ou lignées. Vous les préférez uniformément blanches ? Pourquoi pas ? Nostalgique ?
Vous avez l’habitude de déposer dans ce fichier toutes sortes de notes : des idées, des projets, des définitions, des notions, des thèmes, etc. Au fil de vos recherches — beaucoup de lectures, stylo en main —, vous vous constituez ainsi un fichier imposant : des centaines, peut-être des milliers de fiches, serrées les unes contre les autres et disposées verticalement.
Par rapport au fichier numérique — un logiciel, une application —, le fichier papier présente certains avantages indiscutables. À elle seule, la manipulation des fiches soutient l’effort de concentration intellectuelle. Au bout des doigts, la sensation du carton amplifie le plaisir tactile et compense certains désagréments liés à la tâche souvent ingrate d’avoir à s’arrêter incessamment dans sa lecture pour prendre une note manuscrite. À cette étape de l’expérience, il est utile de se souvenir que des générations de chercheurs ont mis à l’épreuve leurs articulations en rédigeant manuellement des fiches à partir d’une base documentaire consultée le plus souvent sur la table de bois d’une bibliothèque universitaire, et non en ligne, sur un écran, chez soi, comme c’est devenu la règle.
Dans son principe, le fichier papier est assez rudimentaire : aux fiches classées par ordre alphabétique s’ajoutent des index : index des noms, des matières, des œuvres, des lieux, tout peut être indexé. Éventuellement, un classement alphanumérique complète l’ensemble, selon une série de combinaisons ingénieuses élaborées astucieusement par le sociologue Niklas Luhmann : 1a, 1a1, 1a1a, 1a2, 1a2a, etc.
La règle est simple : à chaque lecture, vous remplissez une fiche à la main : un nom d’auteur, un titre d’œuvre, une date de publication, une clé de citation, une discipline, un champ de recherche, le nom d’une revue, des étiquettes. (Vous préférez le terme de tags passé désormais dans l’usage.)
Pour retrouver un nom ou une notion dans ce dédale de fiches, rien de plus simple : il suffit de chercher l’un ou l’autre à la lettre souhaitée : A, B, C, D… Apostasie, Bonheur, Calamité, Déconstruction, etc. Par exemple, à la lettre O, vous cherchez un mot d’un emploi plutôt rare, même en philosophie où son usage, toutefois, est attesté, ici et là : « Objectité ». L’objectité se dit d’une chose qui existe indépendamment de ce qu’un esprit peut penser à son sujet. Une fiche existe-t-elle vraiment sous ce vocable ?
En principe, si le travail en amont a été accompli soigneusement, la recherche est simplifiée : il suffit de suivre l’ordre alphabétique. Vous avez dit : « Apostasie, Bonheur, Calamité, Déconstruction, etc. » ?
Le problème, cependant, est plus subtil qu’il n’y paraît : vous ne cherchez pas seulement une fiche isolée. Vous aimeriez aussi rassembler certaines fiches qui couvrent une période déterminée : il y a trois jours, l’été passé, l’année dernière, il y a cinq ans. Par ailleurs, parmi ces fiches, certaines vous intéressent bien plus que d’autres : vous travaillez actuellement sur la notion d’objet dans un champ de recherche spécifique (la sociologie clinique), à l’intérieur d’une unique discipline (la sociologie). Idéalement, votre recherche doit donc exclure les fiches classées à la rubrique Philosophie, Psychologie, Physique, etc. Mais, ce n’est pas tout. Votre requête est très précise : elle porte sur certains auteurs du champ, tous spécialistes — si cela est possible — de la question de l’objet.
Pour satisfaire votre demande, il faudrait donc disposer de plusieurs index et non seulement d’un fichier général classé par ordre alphabétique. En d’autres termes, pour chaque fiche créée, il faudrait en remplir plusieurs autres. Toutefois, loin de simplifier la recherche, cette finesse de grain — plusieurs index — compliquerait au contraire toute requête. Car, enfin, comment retrouver certaines fiches dans un fichier qui comporte des milliers d’annotations manuscrites ?
Nostalgique, vraiment ?
Cette tâche est compliquée à souhait et c’est en vue d’embrasser une telle complexité que Tinderbox a été conçu.
Tinderbox n’est pas un outil de prise de notes parmi d’autres. Il n’est pas excessif d’affirmer sans détours qu’il est l’outil de prise de notes par excellence et ce n’est pas un hasard si son concepteur, Mark Bernstein, a eu la perspicacité d’en assurer la promotion en le présentant comme The Tool for Notes.
J’utilise Tinderbox depuis 2009 et si certains de mes usages ont pu évoluer, ainsi que je l’ai écrit, chaque nouvelle version de cet outil me conforte dans une impression ancienne : existe-t-il un outil de prise de notes dont les fonctions épouseraient parfaitement leur concept — prendre des notes — comme le couteau révèle son efficace par son tranchant ou comme une boîte par sa contenance ? En d’autres termes, pourquoi Tinderbox suscite-t-il l’impression d’être un outil absolument génial ?
Revenons à mon fichier papier.
Dans ses fonctions de base — prendre une note et la classer —, Tinderbox est aussi simple à utiliser qu’une boîte à fiches qui aurait été conçue pour fonctionner de concert avec plusieurs index. Il suffit en effet de remplir une fiche pour que, d’un seul tenant, les propriétés de cette dernière soient consultables individuellement, sur simple requête.
Avec l’Attribute Browser — un « navigateur d’attributs » —, c’est le grain fin des métadonnées qui est finement filtré. Par exemple, si je souhaite accéder à des fiches qui ont été rédigées à une date déterminée ou au cours d’une certaine période, le navigateur d’attributs sélectionnera dans mon fichier les notes correspondantes. De la même manière, si j’ai besoin de rechercher des fiches par étiquettes, par disciplines, par auteurs ou par œuvres, toutes ces données seront accessibles sur une simple requête.
Dans ses fonctions les plus avancées, Tinderbox est un outil informatique complexe et exigeant. Par bonheur, le forum de ses usagers est hyper-réactif et particulièrement soutenant, même quand il s’agit de répondre inlassablement à des questions de débutants. Toutefois, dans ses fonctions les plus simples, mais les plus fines aussi — prendre des notes et classer ces dernières suivant un éventail de métadonnées —, Tinderbox ne connaît aucun rival sérieux.