De la note à l’article
Il y a près de 10 ans, un chercheur indépendant, Sönke Ahrens, proposait une interprétation simplifiée, mais originale, de la méthode de prise de notes développée par le sociologue allemand Niklas Luhmann sous le nom de Zettelkasten, boîte à notes, en français. Conçue principalement comme un dispositif d’incubation de notes, cette approche remaniée n’avait pas seulement vocation à faciliter la rédaction de contenus web. Par-delà ce secteur d’activité qui était alors en très forte expansion, elle s’adressait surtout aux spécialistes de la prise de notes et, en particulier, parmi ceux-ci, aux universitaires.
Dilemme du chercheur : céder au plaisir de prendre des notes manuscrites en sachant qu’il faudra les transcrire sur ordinateur ou résister à l’attrait du sensible pour se résoudre pragmatiquement au tout digital ? (Revenir au papier ?, juin 2024)
Dans cette interprétation de la méthode Zettelkasten, interprétation qui a donné lieu à certaines controverses, la prise de notes est entièrement organisée autour du flux de travail suivant : quelle que soit la source sur laquelle elle porte — article, livre, vidéo, podcast, etc. —, une recherche s’ordonne autour d’un certain nombre d’éléments-clefs qu’un chercheur doit s’efforcer de consigner scrupuleusement. La lecture d’un chapitre d’ouvrage (PHASE 1, dans le schéma ci-dessous), par exemple, génère un flot important de notes de toutes sortes. Sans compter les indispensables références bibliographiques, certaines sont des concepts, des notions, des thèses, des raisonnements, des exemples, etc. Simultanément, cette lecture fait surgir à son tour des notes « flottantes » (PHASE 1), ces pensées qui émergent spontanément au fil d’une activité, le plus souvent sous l’effet de discrètes associations d’idées. Ces notes flottantes ne sont pas destinées à être archivées. Elles doivent être réélaborées, c’est-à-dire réécrites et transformées en notes « permanentes » (PHASE 2). Comme leur nom le suggère, ces dernières sont « durables ». Si elles sont permanentes, en effet, c’est bien parce qu’elles sont destinées à jouer le rôle de ressources indéfiniment exploitables. Ces notes ne peuvent être de simples copier-coller d’un texte original, une citation d’auteur prélevée dans un livre, par exemple. Elles doivent être rédigées personnellement. Si ces notes-ci sont archivées, elles n’en ont pas moins une fonction « incubatrice » et dynamique. Car, en principe, notamment dans le cas d’une activité de recherche universitaire, là où il s’agit, pour l’essentiel, de rassembler des notes en vue de la rédaction d’articles ou de livres, une note permanente a vocation à être insérée dans une ou plusieurs notes « structurées » (PHASE 3), des fiches thématiques qui comportent un ensemble de notes permanentes ordonnées.
Ci-dessus : 4 étapes pour transformer, de proche en proche, une simple association d’idées en une note consistante destinée à être insérée dans la matrice d'un texte élaboré, un article, par exemple. Le schéma a été réalisé avec Tinderbox.
Ce sont ces notes structurées qui doivent ensuite former la matrice d’un texte d’une plus grande amplitude, une communication ou un article, par exemple (PHASE 4). Chaque note permanente doit donc pouvoir communiquer avec l’ensemble des notes qui ont été déposées dans la boîte, comme l’avait imaginé Niklas Luhmann, et c’est à cette fin qu’un système de numérotation alpha-numérique est généralement utilisé, même si cette dernière option n’est absolument pas indispensable.
Pour un chercheur, l’intérêt principal d’une telle boîte à notes réside dans la propension de cette dernière à faire émerger une structure thématique indépendamment des efforts consciemment entrepris pour prendre des notes : de loin en loin, en effet, cette méthode permet d’observer l’affleurement d’un ensemble de notes qui, d’une part, présentent entre elles certaines similitudes thématiques auxquelles on n’avait pas nécessairement pensé et qui, d’autre part, forment ainsi comme une esquisse de plan pour un article potentiel.
Ce flux de travail est d’une mise en œuvre assez laborieuse. On peut en prendre toute la mesure quand on s’efforce de le décrire de l’intérieur, comme je le fais. De ce fait, le choix d’un outil de prise de notes peut être décisif. Si Scott Scheper, avec son Antinet Zettelkasten, a pris la décision courageuse de renoncer au numérique pour adopter une méthode à base de notes exclusivement manuscrites, cette orientation a toutefois ses limites et ses inconvénients. Non sans regrets, ainsi que je m’en explique ici, j’ai fait pour ma part le choix d’un dispositif entièrement numérique.
Il y a environ 5 ans, un outil de prise de notes novateur, Obsidian, proposait des fonctionnalités adaptées à la méthode Zettelkasten. Pendant plus de deux ans, délaissant temporairement Tinderbox, du moins pour cet usage, je me suis servi de cet outil quotidiennement, pensant sérieusement qu’il réunissait toutes les qualités pour soutenir ce flux de travail dans la durée. Or, contre toute attente, si j’ai pu rédiger plus de 500 notes permanentes, en revanche, je ne suis jamais parvenu à écrire aucune note structurée. L’outil lui-même n’en est pas l’unique cause. À bien des égards, en effet, Obsidian est une vraie réussite technique et quand on s’est familiarisé avec ses très utiles raccourcis clavier, son utilisation est un régal, en particulier lorsqu’on s’en sert dans l’esprit et aux fins d’une Zettelkasten. Toutefois, grand consommateur de « tags », ces étiquettes que j’utilise comme des entrées de dictionnaire, je me suis rendu compte, à l’usage, que la gestion des métadonnées — les tags, mais pas seulement — n’est pas aussi pratique, loin s’en faut, qu’elle peut l’être avec Tinderbox. Sur ce point, certains aspects de ce retour d’expérience mériteraient d’être examinés avec soin. Ces détails relèvent cependant du champ des interfaces homme/machine. Ils dépassent donc le cadre de cet article de blog.
Quoi qu’il en soit, pour soutenir le flux de travail que j’ai décrit — transformer pas à pas des notes permanentes en notes structurées —, Tinderbox présente de très solides atouts et le mot est bien faible. Pourquoi ?
Ci-dessus : un ensemble de notes formant une séquence ordonnée, vues sous des angles différents, sur la gauche et au centre en mode Outline, sur la droite en mode Gaudi.
Il y a à cela une raison technique. Tinderbox, en effet, n’est pas seulement un outil de prise de notes. Son concepteur, Mark Bernstein, l’a conçu dans le but exprès de permettre à l’utilisateur de voir ses notes non seulement sous des angles de vue différents, mais également déclinées sous l’angle de leurs métadonnées. En consultant le navigateur d’attributs, on peut ainsi accéder à l’ensemble des métadonnées qui ont été renseignées lors de l’enregistrement d’une note, qu’il s’agisse des étiquettes de cette dernière ou de sa date de création ou de modification, par exemple, mais cette liste, on s’en doute, est loin d’être exhaustive.
De gauche à droite, la même note déclinée sous l’angle de plusieurs métadonnées : étiquette, clé de citation, discipline, date de création.
En d’autres termes, Tinderbox facilite le travail associatif à travers lequel il devient possible de repérer des résonances, des ressemblances, des compléments insoupçonnés entre des notes et de voir ainsi, de proche en proche, émerger ce que Mark Bernstein, dans son ouvrage The Tinderbox Way, appelle une « structure », c’est-à-dire un ensemble, un faisceau, un nœud consistant et cohérent de notes qu’une simple analyse n’aurait sans doute pas suffi à faire émerger. Cet usage, faut-il le préciser, n’a rien à voir avec certaines facilités de recherche qu’offre aujourd’hui une IA. L’émergence dont il est ici question est foncièrement personnelle, subjective et, en ce sens, elle est réellement incomparable. Or, c’est bien là la finalité d’une Zettelkasten, surtout à l’heure de l’IA : non pas seulement produire du contenu puisqu’une IA s’acquitte aisément de cette tâche, mais faire affleurer dans la langue des combinaisons d’idées inédites, ce qui s’appelle proprement créer.